Ceci n'est pas une rencontre, encore moins un roman de science-fiction. Toutefois, nous ne nous interdisons pas les formules qui font appel à l'imaginaire et au paradoxe. Notre manière d'être sérieux, hic et nunc, c'est de ne pas l'être, et surtout de ne pas le paraître. / Aux luttes ancestrales, luttes de sexe, luttes des ethnies, peuples et nations, luttes de classes, s'ajoute un nouveau conflit. Celui des anthropes et des cybernanthropes. Il compliquera (ou plutôt complexifiera) les conflits déjà enchevêtrés et superposés qui ne disparaîtront pas pour autant. Il les modifiera, can il ne coincide avec aucun d'entre eux. L'écologie du Cybernanthrope ne le localise ni dans un sexe, ni dans un pays, ni dans un régime politique. Il naît partout. Ses adversaires aussi. Le combat sera dur et long, avec des fortunes variées. Les Cybernanthropes ont tout pour eux, toutes les chances. La théorie des jeux (le 'Kriegspiel' de Van Neumann) permet de prévoir leur victoire. Ils détiennent le potentiel agressif et défensif maximal. Pourtant ils auront contre eux l'imprévisible, le résiduel qu'ils ne parviendront pas à supprimer. Ainsi les dirigeants des U.S.A., prototype et stéréotype du cybernanthrope, trouvent devant eux l'irréductible. Malgré la puissance, le prestige et la solidité de leurs positions, bien qu'ils possèdent jusqu'aux "valeurs," sans compter les normes, les lois, les rôles et les personnages, les cybernanthropes ne vaincront pas, parce qu'ils ne peuvent achever leur victoire en allant jusqu'au terme de toute stratégie: la destruction de l'adversaire. En effet, leur adversaire se nomme l'indestructible. / Les cybernanthropes one une mission historique. Ils achèvent d'extirper les légitimations de l'existant, bourgeois et non bourgeois: la spiritualité et le matérialisme, l'art, la philosophie, la morale. Ils les livreront, ils les livrent déjà à la consommation dévorante. Quand tout sera consommé, quant l'univers s'immergera dans la redondance (ce qui ne saurait tarder), alors se lèvera l'irréductible. / Les cybernanthropes se veulent, se disent, se font planétaires et mondiaux. Comment les empêcher? In conviendrait plutôt de les aider dans leur tâche. Soyons contre le passé et le passéisme, jusqu'au bout, au-delà du cybernanthrope et non en deçà. L'alternative posée par le cybernanthrope: "ou le folklore ou la technique" n'est pas dépourvue de sens. Mais c'est en envahissant dans la réalité quotidienne toute la technique, avec l'art et la connaissance, qu'on franchira le pas et que nous sortirons du dilemme. / Au cours de son triomphe apparent, le cybernanthrope risque de dépérir. Sans le voir, sans s'en apercevoir. Résoudra-t-il son problème: se rendre insensible à l'ennui? Il secrète son propre poison, sa toxine, l'ennui provenant de l'équilibre, du confort et du conformisme, de la forme et de l'uniformité, en résumant des qualités qui précisément font la force du cybernanthrope. / Le cybernanthrope périra d'envie lorsqu'il s'apercevra qu'il apporte à son adversaire l'enchantement. Il est trop exact qu'une certaine rationalité a désenchanté le monde, tuant les merveilles au même titre que les miracles. Vainement les surréalistes voulurent ressusciter l'enchantement. Et voici que nous franchissons un seuil. Nous rentrons dans l'enchantement par la voie imprévue du cocasse. Le cybernanthrope n'est ni tragique ni comique. Il est cocasse. Il produit la cocasserie dans la situation et les événements, dans les objets et les actes. Il ne l'est pas, entendons-nous, pour lui-même. Au contraire. Pour lui, il est sérieux. Il prend au sérieux ceci et encore cela (la raison, la science, le plan, le programme, la cybernétique, l'ethnologie, la psychanalyse, la linguistique, voire le marxisme). Il aime la rigueur et parle le langage de la rigueur. / Pour le cybernanthrope, le sérieux et l'affectation de sérieux, la rigueur et l'attitude de la rigueur et son langage engendrent la cocasserie. Un rire nouveau naît. Dans cet éclairage, l'oeuvre littéraire capitale de notre époque, c'est celle de Flaubert, c'est Bouvard et Pécuchet, couple qui annonce le culturalisme, la consommation massive et accélérée de la culture, le sérieux et l'auto-destruction du sérieux. Doux mimétiques finissant par où ils commencèrent, en copistes, ils nous initient à la cocasserie. Ni Flaubert ni ses successeurs et continuateurs littéraires, ni les gens de théâtre, Ionesco ou Roland Dubillard, n'ont voyagé jusqu'au bout du cocasse. Que voyons-nous dans une Anthologie du cocasse? Du San Antonio, de l'Astérix. Les meilleurs pages du docteur Lacan. Des textes publicitaires pris notamment dans la publicité de l'immobilier. Quelques fragments "situationnistes" et aussi quelques extraits de discourse académiques, officiels, politiques. / Dans cette grande guerre, les armes sont spirituelles. Ce qui n'exclut pas les interventions brutales de cybernanthropes munis d'instruments contondants, idéologiques ou autres. Par les armes spirituelles des anthropes, entendons l'ironie, l'humour et le sens du cocasse, la satire directe ou indirecte, l'élaboration d'un code de connivances entre les anti-cybernanthropes. Et d'autres armes plus secrètes. Les résidus ne prennent pas toujours la forme dérisoire des cheveux longs, des chansons anarchisantes. L'art, la littérature, la culture moderniste n'ont-ils pas, un jour de guerre, éclaté, parce qu'un jeune homme avait déposé au bon endroit at au bon moment un petit explosif paradoxalement puissant: deus syllabes redondantes, "Da-Da"? Ces considérations ont un sens que nous n'hésiterons pas à dire profond. La guerre des anthropes contre les cybernanthropes sera une guérilla. Les anthropes devront élaborer une stratégie fondée sur les perturbations de l'ordre et des équilibres cybernanthropiques. Surtout qu'ils ne se laissent pas intimider. Et qu'ils comprennent la situation au lieu de fraterniser ou de rêver d'une coexistence pacifique, ce qui laisse le champ libre aux entreprises cybernanthropiques. Et d'abord, qu'ils obligent à se décider les indécis, les gens de l'ambiguité prolongée, les anthropes qui s'ignorent, les cybernanthropes qui se prennent pour les anthropes et même les anthropes qui se prennent pour des surhommes. / L'anthrope ne doit plus se fier aux oppositions de l'irréfléchi et du réfléchi, de l'inconscient et du conscient, du spontané et du mécanique. Il se gardera de miser sur les premiers termes de ces vieux couples philosophiques contre les seconds! Qu'il ne compte pas davantage sur l'opposition "esprit-matière" en s'imaginant représenter l'esprit parce qu'il se sert d'armes spirituelles. Au contraire: il se doit d'être matérialiste, mieux et plus que cybernanthrope. Il évitera de combattre en revenant vers les disciplines traditionnelles, vers l'humanisme consacré. Il cherchera des moyens nouveaux. L'anthrope devra savoir qu'il ne représente rien et qu'il prescrit une manière de vivre plus qu'une théorie philosophico-scientifique. Il devra perpétuellement inventer, s'inventer, se réinventer, créer sans crier à la création, brouiller les pistes et les cartes du cybernanthrope, le décevoir et le surprendre. Pour vaincre et même pour engager la bataille, il ne peut d'abord que valoriser ses imperfections: déséquilibre, troubles, oublis, lacunes, excès et défauts de conscience, dérèglements, désirs, passion, ironie. Il le sait dèjà. Il sera toujours battu sur le plan de la logique, de la perfection technique, de la rigueur formelle, des fonctions et des structures. Autour des rocs de l'équilibre, il sera le flot, l'air, l'élément qui ronge et qui recouvre. / Il mènera le combat du rétiaire contre le myrmidon, le filet contre l'armure. / Il vaincra par le Style. / Henri Lefebvre, Position: Contre les technocrates, en finir avec l'humanité-fiction, 1967
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